The three lives of Alessandrini

Je profitais de la pré-saison pour me remettre en bonne forme. Le camp organisé par l'équipe en février allait être un bon juge de la nouvelle approche que j’adoptais en 2020, plus professionnelle et appliqué. Je m'en rendais enfin compte... mais les années passaient, et vite. C’était déjà ma sixième saison cycliste. Tout avait tellement changé depuis mes débuts hésitants au Canada.

Quelques ex-compagnons de route de la Delio Gallina m’avaient mis en contact avec le docteur Eugenio Castrova, un préparateur basé sur Como. Celui qu’on surnommait Doc Castro servait apparemment plusieurs clients basés dans la région, dont certains coureurs du World-Tour. Je le rejoignais un froid samedi de janvier, dans sa villa de bord du lac. Devant mes yeux étonnés, le doc me dévoilait son petit labo personnel, entassé dans la moitié de sa maison, et me soumis à une batterie de tests sur deux jours, m’annonçant qu’il me recontacterait plus tard. Après avoir pris congé de lui, je passais encore deux jours à profiter de Milan avant de rentrer sur Bergame. J’étais heureux de mon installation en Italie – c’était mon rêve après tout – mais toujours pas convaincu d’avoir le potentiel pour percer au haut-niveau. Mon hiver était, comme souvent, empli de doutes. J'espérais simplement que le docteur allait me prendre sous son aile. Il était très recherché, disait-on, et je n'étais pas forcément un coureur très réputé.

Quelques jours plus tard, bonne nouvelle, je m’engageais auprès du docteur Castrova. Nouveau plan d’entraînement, nouvelle diète, nouvelle prévention des blessures et des maladies, Castrova me promettait au moins 30% d’amélioration de mes performances dès cette année, moyennant un confortable paiement. Avec mon contrat qui allait expirer en décembre, je n’avais pas vraiment le choix. Castro devint rapidement la principale variable de ma routine quotidienne. Il m’appelait régulièrement pour prendre de mes nouvelles, adaptant les plans selon ma forme, mes ressentis et mes données. Je ne savais rien de lui, si ce n’est qu’il était diplôme d’une université du sud de l’Italie, mais lui savait tout de moi.

Malheureusement pour tous nos efforts, j’attrapais une grosse grippe mi-février, alors que je m’apprêtais à reprendre la saison. Les nouvelles n’étaient pas bonnes : les médias commençaient à parler d’un virus venu de Chine dans la lointaine ville de Wuhan. Cloué au lit, je laissais mes équipiers commencer la saison sans moi en Espagne.

Au début le virus ne semblait rien de plus qu’une nouvelle grippe saisonnière. Mais très vite, les choses avaient mal tourné. Qui plus est à Bergame, où je vivais. En quelques jours à peine, j’avais perdu toute ma liberté. La Lombardie était entrée en confinement obligatoire, la police et l’armée alternaient entre la garde des rues et le transport des morts. Un terrible sentiment s’était abattu sur ma petite ville. Bergame était devenu l'épicentre d'une épidémie mondiale. Il n'y avait plus de normal, plus de vie.

Je passais la journée devant la fenêtre de mon minuscule appart. J’occupais les heures creuses entre mon vieil home-trainer récupéré par le doc Castro et les exercices de renforcement musculaires qu’il m’avait prescrit. Personne à qui parler, avec qui rigoler, ou même pour m'énerver. Tout était gris. Les rues étaient désertes et silencieuses. Je scrollais sans vrai but sur mon portable, ou perdait conscience devant les heures de breaking news aux accents dramatiques.

J’étais si seul. Loin de ma famille, de mes amis, d’une vie. J’étais un sportif itinérant, sans attache, et terriblement exposer. Pour la première fois, je repensais vraiment à Amy. A ce qu’elle faisait, à quoi elle pensait. A nos beaux moments ensemble. Je n’avais jamais été aussi seul.

Rapidement, mon humeur se détériora. A l’ennui du confinement était venu s’ajouter les inquiétudes économiques. Le calendrier cycliste était chamboulé. Certains des coéquipiers étaient bloqués en Asie. Bardiani ne pouvait pas garantir nos salaires. On ne savait pas si la saison reprendrait un jour, ou avec qui. Des rumeurs sur certains sites annonçaient des ruptures de contrat massives, des arrêts d’équipes et d’épreuves, et plus ou moins la fin du monde comme on la connaissait.

J’étais en sursis. Sans contrat après décembre, sans course pour montrer ma valeur, on allait me condamner sans procès.

Mais comment se plaindre quand certains mourraient ou perdaient tout? Le monde semblait si injuste, mais on me disait que j'étais un miraculé. Mes amis canadiens de l'université m'envoyaient des messages qui me faisaient passer pour le héros canadien, fier et droit face au carnage italien. J'étais désespéré.

Sans grand-chose à faire, je m’étais inscrit comme volontaire dans une petite organisation du coin. Nous organisions, trois fois par semaines, des distributions de denrées de base dans les quartiers les plus pauvres de Bergame. Voir des gens me faisait du bien. La plupart étaient jeunes comme moi, beaucoup d’étudiants, touchés de plein cœur par le désastre qui détruisait leur ville et leur quotidien. Nous conduisions un petit van gris prêté par un boulanger de la Via Jacopo Palma.

Mais j’étais hanté, car je savais ce qui allait arriver. Je n’attendais que le moment où la nouvelle allait tomber. Chaque soir, j’étais rongé par l’anxiété. Castro nota une détérioration de mes performances liée au stress.

Le 7 avril 2020, voici ce qu’on pouvait lire sur le site de mon équipe. Le message était court, professionnel, sans émotions.

« Les temps sont durs pour le monde cycliste professionnel, et l’Italie a été particulièrement touchée. En l’état, nos sponsors ne sont plus en mesure d’assurer les besoins financiers de l’équipe. Nous avons dû prendre des mesures extraordinaires pour une situation extraordinaire. …L’équipe a malheureusement dû casser les contrats de 2 coureurs et 4 membres du staff de façon provisoire…ALESSANDRINI, Michele …

Je n’étais plus cycliste professionnel.

Et je ne pouvais blâmer personne. Ni mon équipe, ni moi-même. J’étais tombé sur la mauvaise année.

Perdu, j’arrêtais de me rendre au centre communautaire, laissant les messages de mes nouveaux amis sans réponse. Je ne savais pas trop de quoi mon futur serait fait, je ne savais même pas si ma carrière avait un avenir. Peut-être était-il temps de passer à autre chose. Après tout, ce que j’avais déjà accomplis surpassait mes rêves les plus fous. Je n’étais pas fait pour être un bon cycliste, voilà tout. De belles paroles, que mon égo ne pourrait jamais accepter. Nous sommes des guerriers, j'étais un guerrier. C’est au plus bas que nous rebondissons le mieux. Mais, cette fois, les obstacles semblaient vraiment insurmontables.

Entre deux verres d'un vin à 4€ du Carrefour Market du coin, je me surpris à naviguer sur le site d'Air Canada. Motherland is calling.