The three lives of Alessandrini

Rapport fait par officier G. Formisano.
3 juillet 2018 à Come, LO, Italie.

Le véhicule de patrouille est appelé par des passants à 1155. Nous sommes dispatché sur l’intersection entre Viale Franklin Roosevelt et Via Lucini.

A l’arrivée à 1200, un véhicule est immobilisé en milieu de la chaussée. Un cycliste à terre, immobile. Nous appliquons premier-soins immédiatement.

Arrivée de l’ambulance à 1215 environ. Cycliste est conscient et respire mais choqué. Gravement touché sur le côté.

Entreprenons la fermeture du périmètre et contactons témoins.

A 1230, cycliste est transporté par ambulance à l’hôpital S. Nicolo pour recevoir traitements et check-up.

Interrogatoire et prise d’identité du conducteur. Homme, 47 ans. N’a pas vu cycliste à l’intersection et s’est engagé. Percuté de plein fouet. Vitesse cycliste env. 30-35km/h. Témoins déclarent avoir entendu grand bruit et vu vol plané du cycliste. Plusieurs passants et conducteurs appellent immédiatement les secours et prennent soin du cycliste.

A 1850 cycliste, identifié comme Michele Alessandrini, citoyen italien, domicilié à Via S. Tomaso de’ Calvi, 37B. Est libéré de S. Nicolo. Pas de blessures graves, fracture du poignet et du bras.

Enquête lancée sous responsabilité de poste local.

Rapport XX-3984-ABL-2398
Off. Giancarlo Formisano

Je m’en sortais au final plutôt bien. Des douleurs un peu partout, certes, mais seulement un poignet cassé. Sur les routes italiennes on avait vu pire, bien pire. Après six semaines de plâtre passés sur home-trainer dans mon deux-pièces de Bergame, j’étais de retour sur le vélo de route et en course.

L’accident avait complètement coupé ma saison, me laissant un arrière-goût d’inachevé. Il me restaient encore quelques beaux objectifs pour terminer ma première saison en Italie sur une bonne note. Le destin en avait décidé autrement. Pire encore, la reprise était difficile. Pas un grand fan de terrains accidentés et de longues courses, mon corps exprimait à chaque coup de pédale sa désapprobation du supplice auquel il était exposé de force. La tête, aussi, était touchée. Je n’ai jamais eu peur sur mon vélo, toujours prêt à frotter pour défendre ma place dans le peloton et me positionner tout devant. Cette fois... impossible. A chaque fois que mon épaule en heurtait une autre je laissais ma place. Je n’avais pas de souvenirs de l’impact mais mon corps, lui, en avait gardé la mémoire. Je finissais les quelques courses qui me restaient à la dérive, incapable d’utiliser ce qui avait fait ma force seulement quelques mois plus tôt. A Milan, sur l’étape locale du Red Hook Critérium, je me faisais même éliminer assez tôt. Incapable de prendre les risques nécessaires, je n’avais aucune chance de rivaliser sur ces courses courtes et intenses. Quel gâchis sur ces formats que j'appréciais tant.

C’était par résignation plus que par envie que je m'étais tourné vers 2019, une année charnière pour moi. Enfin je faisais le grand-saut, prêt à rejoindre le Pro-Tour. Quelques offres, plus ou moins sérieuses, étaient atterris dans ma boite mail et c’est avec plaisir que je m’étais engagé en Continental Pro pour la prochaine saison. Comme toujours, les contretemps n’avaient pas réussi à arrêter mon rêve. Mon départ risqué pour l'Europe avait payé!

Spoiler:

L’ambiance était bonne durant notre camp de pré-saison à Catania, sur la magnifique île de Sicile. Les plaisanteries allaient bon train et les débats tournaient, comme toujours, autour de la Serie A. La Juventus était solidement installée à la tête du championnats depuis la première journée, mais certains croyaient encore aux chances du Napoli ou de l'Inter. Ma Roma était à une timide sixième place, à la limite des places Européennes. Chacun allait de son pronostic et de son avis expert sur les tactiques de l'un et de l'autre...

Les moyens de ma nouvelle formation étaient impressionnants, plusieurs classes au-dessus de ce à quoi j’étais habitué. Pullman luxueux, cuisiniers privés, plusieurs masseurs et entraîneurs personnels, on était loin du camping-car d’Aevolo. Mes coéquipiers étaient plus sérieux aussi, plus sûr d’eux. J’avais été affecté à la garde privée de Guardini, le sprinteur italien de 29 ans et leader de l'équipe. Je n’étais pas du genre à être facilement impressionné, mais jamais je n’avais côtoyé quelqu’un d’un si haut-niveau. Plusieurs années de World-Tour au porte-bagage, c’était un professionnel et celui qui allait être, en pratique, mon boss cette année. J’avais été habitué à être un coureur protégé ces dernières saisons et ce changement allait probablement demander quelques ajustements. Moins de victoires, plus de travail, mais moins de pression aussi (ou du moins, je l’espérais). J’allais courir avec Andrea sur la majorité de mes courses cette saison, lui servant de poisson-pilote. Pour le moment notre entente était bonne, il m’avait bien accueilli et j’essayais de ne pas être trop timide pour lui montrer qu’on pourrait compter sur moi.

Côté physique, par contre, je pêchais un peu. Je ne m’étais pas attendu à une telle intensité et je souffrais beaucoup dès les premières sorties de l’équipe. Sur l’Etna, je finissais complètement à la dérive, loin derrière tous mes équipiers. Le médecin de l’équipe était formel : trop lourd. Il faudrait commencer un régime plus sérieux si je souhaitais survivre dans la jungle de l’Europa Tour. Ma première course, la Vuelta a Andalucia, s'était rapidement transformée en mission survie. Hors de forme, et nerveux dans un peloton frottant autant, je ne finissais même pas une seule étape dans le peloton.

Le staff était compréhensif, c'était après tout mon baptême du feu sur le circuit Européen à proprement dit. Mais il faudrait que la machine se mette en marche une fois ou l'autre, et le plus vite possible serait le mieux. Avec le calendrier de la Bardiani cette année personne ne pouvait se permettre des périodes d'adaptation trop longues. Dès mon retour à Bergame, je commençais un régime stricte et des séances régulières à la gym.

Spoiler:

Je n’étais pas le plus grand fan d’Umag. Flânant dans le centre-ville de la petite ville Croate, je remarquai à quel point c’était vide. Dubronvik, où j’habitais – un peu plus au sud – était bien plus dynamiques. Les vols charters et low-costs avaient déversé leur lot habituel d’Européens frileux pour les vacances de février. Ici, la crise du coronavirus avait fait des ravages encore visibles. Restaurants fermés, locaux à louer, on trouvait surtout des jeunes Slovènes et quelques familles Italiennes venues depuis le Tyrol ou la région Vénitienne. C’était pourtant une ville qui m’avait bien souri. Le Trofej Umag était une belle course, généralement plate et au plateau abordable avec un final où un sprinteur pouvait s’exprimer et laisser parler les watts.

En 2019, ma première participation, je me sentais bien aussi. C’était un souvenir lointain mais je me rappelle avoir ressenti une certaine excitation. Et sûrement un peu de confiance en moi aussi. C’était le début de l’aventure, la forme commençait à venir. Je perdais du poids, je m’entendais bien avec tout le monde, on commençait à laisser entendre que ceux qui se montreraient bien en forme allaient pouvoir courir le Giro. Je tractais Andrea dans le final qui claquait même un podium pour notre première course ensemble. La Croatie m’avait toujours beaucoup plu.

Je m’arrêtai au bout de l’avenue Dante Alighierija, donnant un coup d’œil examinateur aux trois jeunes qui tentaient de maitriser leur petit bateau à voile, probablement loué pour la journée. Pour le moment, ce n’était pas une grande réussite et je me demandais si j’allais assister à une noyade (voire trois). Je trouvai un petit café à ma droite, commandai un expresso et m’attablai juste en face de la jetée. Cette fois ils avaient repris le dessus et, triomphants, commençaient leur route vers la sortie du port.

Tout n’était pas allé comme il faut dans ma carrière, et dans ma vie même, mais j’espérais avoir trouvé une sorte de paix intérieure. Au fond, je crois que je m’étais mis trop de pression plus jeune. Je l’avais appris amèrement. Je n’étais pas fait pour les projecteurs, pas fait pour devenir la star de demain. J’étais un athlète, pas mauvais, mais pas excellent non plus. Moins de pression, moins de stress inutile, voilà ce qu’il me fallait. Profiter enfin de ma vie, profiter de la chance unique de passer mes années de jeunesse à faire ce que j'aimais en Croatie. Profiter.

Spoiler:

Avril 2019, Malaysie

La Roma sombrait. D’un coup de tête à bout portant, l’attaquant de la Sampdoria venait de refroidir les minces espoirs du Stadio Olimpico. Je grognais. Menés 3 à 1 à 10 minutes de la fin, c’était désormais mission impossible. L’équipe terminerait la journée à la 8ème place, à la limite des places Européennes. Il restait trois matchs, pas glorieux. Les joueurs avaient l’air complètement passifs et les rumeurs montaient qu'un nouvel entraîneur serait trouvé avant l'été. J’arrêtais le stream. Il était presque minuit ici en Malaysie, autant prendre un peu de sommeil plutôt que de vivre une nouvelle défaite rageante en série A.

Je n’avais jamais voyagé beaucoup, c’était d’ailleurs la première fois que j’étais en Asie. Tout était si différent ici, surtout étouffant. Je ne me sentais pas vraiment à ma place. L’atmosphère était tendue avec de fortes pluies régulières et l’humidité provenant des jungles locales. Le peloton aussi ressentait la pression, avec son mélange hétéroclite d’équipes locales jouant leur saison et équipes européennes venant engranger les kilomètres. La nervosité de tout instant ne me permettait pas de m’exprimer au mieux. Malgré un plateau très abordable, je perdais inutilement des places dans le final. Mon corps refusait de frotter, se souvenant du traumatisme de Côme. Nous repartions avec deux victoires de plus pour Andrea, entrant un peu plus dans la légende locale sur cette épreuve qu’il a toujours survolé. Mais, même si j’avais pu aider dans les sprints, je n’étais pas clairement convaincu de ma performance. Avec nos premières échéances italiennes qui approchaient, je devais faire mieux.

J’en étais capable, je le savais. Je n’avais pas fait tout ce chemin pour m’arrêter là. Enfin, c’est ce que j’espérais.

Spoiler: